Les personnes qui ne font pas partie de la communauté juridique pensent souvent que les avocats ne sont pas particulièrement touchés par la crise de la dette étudiante. Ne gagnent-ils pas assez d’argent pour ne pas avoir à s’en préoccuper?
En plus d’être simpliste et insensible, ce genre d’attitude considère la crise comme un problème individuel – on récolte ce que l’on sème – et ne tient pas compte des causes et des effets réels de la hausse de l’endettement. Dans le contexte de la communauté juridique, cette discussion globale signifie qu’il faut examiner honnêtement comment l’endettement étudiant influence les choix de carrière, et comment ces choix de carrière façonnent notre système judiciaire dans son ensemble. Vous êtes prêts?
Emprisonné sur Bay Street
Au Canada, les prêts étudiants en souffrance s’élèvent à près de 40 milliards de dollars et l’étudiant moyen, toutes disciplines confondues, doit 28 000 $1. L’étudiant en droit moyen, quant à lui, doit 71 444 $, soit plus du double de la moyenne2. En Ontario, la province où les études de droit sont les plus coûteuses, le nouvel avocat moyen obtient son diplôme avec plus de 83 000$ de prêts étudiants3.
Il est difficile d’exagérer l’incidence de ce type d’endettement. Dans leur article « Back to law school 2022: Law students’ financial burden», les auteures Monica Santos et Cayley Kavanagh citent les conclusions de l’étude nationale sur les frais de scolarité de 2022, dans le cadre de laquelle plus de la moitié des répondants ont déclaré que les frais d’études en droit ont eu des répercussions négatives sur leur santé mentale.
« Il est certain que cela nous influence personnellement », déclare Santos, qui est également présidente de la Société des étudiants et étudiantes en droit de l’Ontario (SÉÉDO). « Les nouveaux avocats sont poussés à passer des entrevues avec les grands cabinets, même s’ils n’ont pas vraiment envie d’y travailler. Ils se retrouvent ensuite directement sur le marché du travail, dans une situation dans laquelle ils n’avaient pas nécessairement envie de se retrouver, simplement parce que le remboursement de leur dette étudiante est une priorité. »
Selon Ocean Enbar, ancien président de la SÉÉDO : « L’impression générale, c’est que la profession permet de supporter un endettement important, ce qui peut être vrai, mais la moyenne peut se révéler trompeuse et est souvent gonflée par les salaires plus élevés de Bay Street. » Pour les avocats qui ne travaillent pas dans ces grands cabinets, il n’est pas toujours si simple de rembourser les dettes étudiantes. Les jeunes avocats qui financent leurs propres études sans le soutien de leur famille ou qui n’ont pas les connaissances financières nécessaires pour comprendre les prêts qu’ils acceptent sont également confrontés à des obstacles beaucoup plus nombreux.
Apprenez à connaître vos dettes
« Les avocats n’ont pas de formation en affaires, et la littératie financière n’est pas un domaine abordé dans les facultés de droit », explique Zach Shaver, un avocat qui pratique le droit des sociétés et des petites entreprises et qui a rédigé l’article « Escaping the Weight of Debt» pour le National Magazine de l’ABC. « On attend à ce qu’ils sachent gérer un endettement considérable alors qu’ils n’ont pas les connaissances nécessaires. » Il souligne l’importance de s’informer le plus tôt possible sur les finances personnelles. Il s’agit d’un élément essentiel de la solution, d’autant plus que les mesures que les étudiants et les jeunes avocats peuvent prendre pour comprendre et gérer leur endettement sont relativement simples (du moins, si on les compare aux changements structurels qui seraient nécessaires pour une réforme complète des frais de scolarité).
Même si certains trouvent que parler d’argent est intimidant, indélicat ou ennuyeux, ce n’est pas forcément le cas. Les solutions peuvent consister, par exemple, à établir un budget mensuel ou à consulter un planificateur financier capable d’expliquer en langage clair le fonctionnement des taux d’intérêt des prêts. Ce ne sont pas forcément des conversations fascinantes, mais vous ne les regretterez pas, d’autant plus que le soutien professionnel est offert gratuitement dans bien des cas.
Un mot de quatre lettres pas comme les autres
Shaver ajoute qu’il n’y a pas nécessairement de mal à contracter un prêt pour financer quelque chose d’aussi important que l’éducation. « Une telle expérience peut en fait permettre de s’exercer en vue des transactions financières futures », explique-t-il. « Certaines personnes sont fidèles à leur banque parce qu’elle leur a accordé leur prêt étudiant, et elles y retournent quand vient le temps de demander un prêt hypothécaire. »
« L’essentiel, c’est que les gens sachent dans quoi ils s’engagent et qu’ils effectuent une planification adéquate. Il faut éviter de s’endetter plus que nécessaire. Sans conversations adéquates sur l’endettement, des problèmes risquent de surgir. »
Un diplôme, mais à quel prix?
Bien qu’il puisse être tentant de se limiter à quelques conseils budgétaires et d’espérer que tout ira bien, toute personne qui se soucie de la communauté juridique du Canada doit prêter attention à la manière dont l’endettement étudiant façonne notre système juridique dans son ensemble.
En fait, c’est assez simple : si les étudiants ne peuvent rembourser leurs prêts qu’en travaillant dans un certain type de cabinet, qui pourra travailler dans des cabinets de plus petite taille, dans des domaines moins lucratifs ou pour des clients situés en dehors des grandes villes? En Colombie-Britannique, par exemple, 75 % des avocats travaillent à Vancouver, à Victoria ou à Surrey.4 Cela entraîne un manque de ressources juridiques dans des communautés déjà mal servies, où de nombreux jeunes avocats seraient heureux d’exercer leur métier si les salaires inférieurs étaient suffisants pour rembourser leurs énormes prêts.
Shaver établit une comparaison entre l’Ontario, où l’année scolaire 2021-2022 a vu les étudiants de l’Université de Toronto payer 22 053,81 $ en frais de scolarité et frais connexes, et le Québec, où les résidents permanents paient environ 2 500 $ pour une année d’études juridiques à l’Université de Montréal5. « Au Québec, la majorité des avocats n’ont pas de dettes, ce qui leur permet d’accepter des emplois moins bien rémunérés et de prendre plus de risques afin de poursuivre une carrière qui les intéresse réellement. »
Considérations relatives à la classe
Bien entendu, pour certains diplômés, l'endettement n’est pas un problème. Dans son article « The Debt Burden», le Canadian Lawyer Magazine rapporte que 61 % des étudiants interrogés ont commencé à étudier le droit sans aucune dette antérieure, et que 30 % étaient en voie de terminer leurs études sans devoir quoi que ce soit au gouvernement ou aux banques, ce qui, selon le magazine, indique qu’un nombre non négligeable d’étudiants n’ont pas de problèmes financiers, du moins en ce qui a trait au paiement de leurs études de droit.
Cela signifie que le coût des études de droit est devenu tellement prohibitif que, dans de nombreux cas, les seules personnes qui accèdent à la profession sont celles dont les antécédents permettent d’étudier sans s’endetter. Le résultat, selon Heather Donkers, ancienne présidente de la SÉÉDO : des classes remplies de personnes dont les parents ou d’autres proches sont eux-mêmes avocats. Bien que personne ne mette en doute les capacités ou l’éthique de travail de ces gens en fonction de leurs antécédents, il convient de réfléchir à ce que cette tendance pourrait signifier pour la communauté juridique. Ne faut-il pas valoriser la diversité des expériences et des points de vue qui éclairent notre système judiciaire?
Beaucoup d’endettement, mais pas beaucoup de discussion
L’annulation de dette est la solution qui fait les manchettes aux États-Unis, mais Shaver pense que cette solution est trop politique pour être envisageable au Canada. Il ne s’agit pas non plus d’une solution passe-partout, contrairement à ce que certaines personnes peuvent croire, car l’annulation ne vise que les prêts fédéraux ou provinciaux, alors que la plupart des étudiants en droit ont aussi une marge de crédit privée qui ne serait pas touchée.
L’article de Shaver, intitulé « Escaping the Weight of Debt », propose diverses autres options inspirées de programmes mis en place aux États-Unis, dont un programme d’annulation de prêts pour les avocats qui travaillent dans le domaine public, ainsi qu’un autre programme qui permettrait aux cabinets d’avocats d’acheter une partie du prêt de leurs collaborateurs et de le convertir en avantage imposable. Pour Enbar, cette deuxième solution soulève certaines questions. « En général, cette solution est préconisée par des cabinets de Bay Street qui ont déjà beaucoup d’argent », explique-t-il, craignant qu’elle limite la liberté des nouveaux avocats quant au choix de leur employeur.
Demander des comptes
Pour les membres de la SÉÉDO, il y a encore trop d’aspects du problème qui ne sont pas assez clairs pour que l’on puisse envisager une solution. C’est pourquoi ils travaillent à l’étude nationale sur les frais de scolarité, un projet pluriannuel qui examine l’augmentation des coûts des études de droit à l’échelle du Canada et son incidence sur les perspectives financières des étudiants. « Nous voulons savoir où va l’argent des frais de scolarité », explique Enbar, qui rappelle que les coûts sont particulièrement élevés en Ontario. « Pourquoi ces études coûtent-elles si cher? » Une fois qu’ils disposeront de ces renseignements, ils sauront comment orienter les efforts en matière de réforme, données à l’appui.
« Les différences entre les provinces sont énormes et personne ne sait vraiment pourquoi », ajoute Santos. Selon elle, si les étudiants savent que les trois principaux groupes qui prennent part à la fixation des frais de scolarité en Ontario sont les gouvernements fédéral et provincial, le barreau de la province et les universités elles-mêmes, ils ne savent pas exactement qui prend ces grandes décisions financières. « La plupart du temps, nous nous adressons au barreau pour obtenir des réponses, mais les décisions ne dépendent pas nécessairement de lui. C’est pourquoi il faut plus de transparence. Lorsque les gens ne comprennent pas d’où vient le problème, ils ne savent pas vers qui se tourner pour obtenir des réponses et ils peuvent commencer à ressentir un certain désespoir. Nous sommes frustrés, mais nous ne savons pas à qui nous adresser. »
Plaidoyer final
Les résultats du sondage n’ont pas encore été publiés en date d’août 2023, mais on peut affirmer sans risque de se tromper qu’il s’agit de questions auxquelles nous devons prêter attention. Si les aspects individuels de la crise sont plus faciles à traiter que les aspects structurels (Faites vos études au Québec! Arrêtez d’acheter des cappuccino!), il est essentiel de se rappeler que l’endettement personnel et l’augmentation des frais de scolarité sont étroitement liés. On ne peut pas régler l’un sans s’attaquer à l’autre.
La transparence s’est avérée un thème courant dans le cadre de nos différentes discussions. Il est tout aussi important pour les étudiants d’être ouverts et francs au sujet de l’argent dans leur parcours vers la littératie financière que pour les institutions de révéler où et comment l’argent des frais de scolarité est dépensé. La peur, le stress et l’anxiété sont les principaux facteurs qui rendent les finances intimidantes alors qu’elles devraient être stimulantes. Après tout, qu’on le veuille ou non, on ne peut pas aller bien loin sans un peu d’argent, et les nouveaux avocats ont travaillé dur pour avoir la chance de gagner leur vie. Et si juristes et non-juristes considéraient l’argent non pas comme un fardeau imposé par des institutions sans visage et abstraites, mais comme un outil à utiliser comme bon nous semble pour façonner notre vie, notre profession et notre communauté? Cela peut sembler naïf, mais un peu d’idéalisme n’a jamais fait de mal à personne. C’est probablement en partie pourquoi vous avez choisi le droit.
Nous pouvons vous aider.
L’AABC / Financière des avocates et avocats est un organisme sans but lucratif administré par des avocates et des avocats pour des avocates et des avocats. Cela nous donne la liberté de vous soutenir de façon à favoriser votre bien-être financier, et non nos revenus. Prenez rendez-vous pour une rencontre de planification financière gratuite afin d’apprendre des stratégies de gestion de vos dettes et de commencer à planifier un avenir financier dans le cadre duquel vos choix seront basés sur vos idéaux, et non sur vos fardeaux.
Source : 1. Gitnux Market Data, « The most surprising student debt in Canada statistics and trends in 2023 », mars 2023. 2. Canadian Lawyer Magazine, « The debt burden », août 2018. 3. National Magazine de l’ABC, « Escaping the weight of debt », octobre 2019. ABC, « Law grads’ student loan burden is an access-to-justice issue », avril 2019. 5. Canadian Lawyer Magazine, « Canadian law schools 2021/2022: Resources if you’re considering whether, and where, to become a lawyer », septembre 2021.